2.8.10

Vivre en rêvant.



Finalement, c’est très simple à comprendre : je ne supporte pas l’existence telle qu’on l’impose, je ne supporte pas le monde, ni le quotidien, ni la plupart des humains. Ça me hérisse, me violente, me blesse. Mes protections d’aujourd'hui ne sont pas bien différentes de celles de l’enfance, de celles de cette petite fille brune, un peu boulotte, jouant sur un grand tapis dans la maison de famille près de Mont-de-Marsan. J’aime qu’on me raconte des histoires, je m’en raconte à mon tour. Je dresse des remparts avec mon imagination et celle des autres.

La différence, c’est qu’en grandissant, je n’ai plus besoin de poupées de chiffon ou de plastique. Mes poupées sont de mots, dématérialisées. Je les couche dans des phrases, elles traversent des paragraphes et vivent dans des pages. Depuis, j’ai appris à me détacher des objets, ma sorcellerie n’a plus besoin de fétiches. Même les livres n’en sont plus. Je peux m’en débarrasser, comme de tout le reste. Les vendre en cas de grande période de pauvreté ne me pèse pas. Je n’ai pas besoin de posséder pour croire connaître, pour me souvenir.

Mes textes, je m’en sépare tout aussi facilement, je les renie d’un jour à l’autre. Ils ne me concernent pas tout à fait, ces petits signes noirs dans le grand rectangle blanc sur l’écran de l’ordinateur. Ce « je » que j’emploie la plupart du temps est un artefact, comme tout le reste. Ce "moi" dont je parle se détache de mon être d’autant plus facilement qu’il est inscrit. Je n’accorde pas plus d’importance aux notes que je prends dans mes carnets de sac. Pour moi, écrire, c’est mettre à distance et non pas m’approprier.

Dans la confrontation avec le monde extérieur à ma chambre, mon bureau, il me faut encore d’autres protections : l’alcool, les drogues légales ou pas. Supporter un autre humain à une table, en face de moi, supporter sa conversation, les mouvements de son visage dans la parole, ce qui se dégage de son être est un effort qui me coûte infiniment. Ce qui est pire que tout c’est le travail, les relations à la famille, ce qui est utilitaire, imposé par une réglementation qui est extérieure à l’affection que je puis porter.

Apprendre à lire et écrire, c’est venu très tôt, très vite. Apprendre à parler, ça a pris un temps infini. Et jusqu’à 14 ans, je n’ai presque rien dit.

Je me le rappelle très bien. Mes parents m’avaient envoyée dans un internat de jeunes filles espérant que la cohabitation quotidienne avec des tiers me rende moins « sauvage », comme ils le disaient. Deux fois par an, l’école, jumelée avec un internat de garçons, organisait des fêtes. C’était dans les toilettes du gymnase, il s’appelait Nicolas. Son ultime but, comme pour tous les adolescents dans ces soirées-là, était de trouver une fille avec qui sortir. Fourrer sa langue dans quelque bouche que ce soit et tripoter des nichons. Le cloisonnement par sexe nous rendait sans doute bien plus avides que les autres. Peut-être plus précoces aussi.

Une fois les pelotages de mise passés, nous avons fumé un joint. Quelque chose s’est immédiatement levé et tout était plus léger, plus amusant, moins douloureux. Depuis, c’est cette sensation que je cherche à retrouver ; une distance immédiate et apaisante qui me permette de supporter le rapport au monde. Le monde, l’autre et évidemment, moi-même. Parce que ce n’est pas tant le monde qui pose problème, mais bien mon extrême sensibilité, cette manière de ressentir toute chose avec une telle force, une telle violence que cela me dépasse et me terrasse.

Rares, très rares sont ceux qui partagent ma vie, que je laisse entrer dans ce cercle très réduit où je me terre : les amis importants, les amoureux. Les autres, les copains, les amants, c’est jouer le jeu, sans y croire. Parce qu’on ne peut pas toujours être seul, parce que c’est malsain, parce que je finirais totalement folle enfermée dans mes histoires, mes interrogations, les livres.

Après les drogues, puis l’alcool, l’Internet a aussi libéré quelque chose. Derrière l’écran, je ne vous vois pas, vous ne me voyez pas. Nos relations sont de mots. Immédiatement, nous partageons la chose qui fonde toute mon existence : le langage. Ça me plaît comme ça. Je suis libre d’être totalement ivre ou défoncée devant mon écran sans que je n’endure quelque jugement ou quelque incompréhension que ce soit. Mon orgueil est presque sauf, je semble presque normale.

Ces dernières années, j’ai rencontré beaucoup de gens par l’Internet, des amants surtout. C’était facile et possible, parce qu’avant cela, nous nous écrivions beaucoup et ce partage-là faisait une manière de sas, de mise en confiance avant la violence de la confrontation physique. Mais je cloisonnais encore, ces gens de l’Internet, pour la plupart, ne rencontraient jamais le reste de mes amis, ne savaient pas ce que je fais de ma vie, comment je la gagne, comme j’ai œuvré pour tout mettre à distance.

1.8.10

La part secrète, silencieuse, solitaire.

Décembre, c’était chuter. Un mois de destruction. Et vu depuis juillet, c’est être revenu de loin, de très loin en soi-même. Une expérience de l’être au négatif, c’est un peu comme cela que ça fonctionnait. Même si, certains matins très bleus, le soleil déjà haut au bout du boulevard, tout cela apparaît comme vain. Même si, devant les démons qui brouillent encore le sommeil, ça n’est pas tout à fait résolu.
Lui aussi, sur la corde raide, tendue entre son présent et sa mémoire. La corde pour se pendre. Parfois, aux heures les plus inquiètes, entre trois et six heures du matin, ses yeux de fou. Des cauchemars habitaient la chambre à peine éclairée par l’unique ampoule nue au pied du lit.

Désormais, les questions sont tout entières tournées vers le futur, vers ce qu’il adviendra de ce que nous construisons jour après jour. Ce sont de belles questions, rondes et douces, de celles qui font dire avec assez de conviction « je suis en vie, j’aime, j’existe. ». Ce n’est plus ce vertige de l’appel du vide au creux des tripes. Partir n’y est pas une fuite en avant. Rester ensemble, malgré la violence des premiers mois, n’est pas nous inscrire dans un nouveau schéma morbide de compulsion de nos obsessions.

Mais ce n’est pas aimer qui sauve. Aimer est le signe que l’un et l’autre avons recommencé à vivre, à choisir de nous préserver de la part noire que nous portons. Chacun se sauve pour soi, rendant une nouvelle histoire possible avec l’autre. Réapprenant à donner, et le plus difficile, à recevoir.

Je l’ai rencontré par hasard. Et dans l’instant de la rencontre, je n’étais pas attentive à ce qui se faisait. J’avais deux ou trois amants. Ce soir-là, l’un d’eux m’accompagnait. J’étais ivre. J’ai pris son numéro de téléphone non pas pour moi, mais pour cette amie charmée par l’un de ses copains. Tout cela a commencé comme la plus banale des histoires de cul. Même si parfois, certaines histoires de cul n’ont rien de banal. Avec lui, ça ne l’était pas. Nos peaux se sont accrochées, les corps disant l’attraction avant que nous la pensions, la formulions.

Les fauves se reconnaissent entre eux.

Le plus compliqué aujourd'hui est de lui ménager de la place dans mon travail. Apprendre à lui montrer, à partager ce que je fais vraiment de ma vie. La chose la plus importante lorsqu’il ne me reste plus rien : les textes, les images. Pour moi, l’intime est là. Partager mon lit, mon quotidien, le présenter à mes amis, ça a été facile finalement. Même si cela n’était pas arrivé depuis bien longtemps.
Je sais qu’il souffre de cela, de cette part très secrète et silencieuse. Lui montre si facilement ce qu’il fait, demande mon avis, écoute mes remarques et mes conseils. Malgré cette confiance qu’il instaure, je reste en retrait. Je travaille lorsqu’il dort ou, comme depuis deux semaines, lorsqu’il n’est pas là. J’ai besoin d’un espace clos et vide. J’ai besoin de me ménager un lieu et du temps qui m’appartiennent en propre. J’ai encore besoin de me protéger.

Aussi, parfois, j’ai besoin de mentir. Non pas pour le tromper, ni même parce qu’il m’empêcherait de faire ce que je cache. C’est seulement pour moi, inexplicable mais nécessaire. Descendre le boulevard de Belleville pour aller boire une pinte avec T. alors qu’il pense que je suis encore en rendez-vous à Goncourt, c’est être libre de son imagination. Aller seule à cette fête chez M., alors qu’il croit que je passe la soirée chez un couple d’amis, c’est me ménager de l’espace de respiration.

J’ai besoin d’une distance pour la réflexion. Et que celle-ci se fasse aussi dans l’emprise qu’à sur moi l’idée que l’autre se fait de ce que je suis, de ce que je fais. De la même manière, écrire ici participe de cela, la part secrète, silencieuse, solitaire.