Finalement, c’est très simple à comprendre : je ne supporte pas l’existence telle qu’on l’impose, je ne supporte pas le monde, ni le quotidien, ni la plupart des humains. Ça me hérisse, me violente, me blesse. Mes protections d’aujourd'hui ne sont pas bien différentes de celles de l’enfance, de celles de cette petite fille brune, un peu boulotte, jouant sur un grand tapis dans la maison de famille près de Mont-de-Marsan. J’aime qu’on me raconte des histoires, je m’en raconte à mon tour. Je dresse des remparts avec mon imagination et celle des autres.
La différence, c’est qu’en grandissant, je n’ai plus besoin de poupées de chiffon ou de plastique. Mes poupées sont de mots, dématérialisées. Je les couche dans des phrases, elles traversent des paragraphes et vivent dans des pages. Depuis, j’ai appris à me détacher des objets, ma sorcellerie n’a plus besoin de fétiches. Même les livres n’en sont plus. Je peux m’en débarrasser, comme de tout le reste. Les vendre en cas de grande période de pauvreté ne me pèse pas. Je n’ai pas besoin de posséder pour croire connaître, pour me souvenir.
Mes textes, je m’en sépare tout aussi facilement, je les renie d’un jour à l’autre. Ils ne me concernent pas tout à fait, ces petits signes noirs dans le grand rectangle blanc sur l’écran de l’ordinateur. Ce « je » que j’emploie la plupart du temps est un artefact, comme tout le reste. Ce "moi" dont je parle se détache de mon être d’autant plus facilement qu’il est inscrit. Je n’accorde pas plus d’importance aux notes que je prends dans mes carnets de sac. Pour moi, écrire, c’est mettre à distance et non pas m’approprier.
Dans la confrontation avec le monde extérieur à ma chambre, mon bureau, il me faut encore d’autres protections : l’alcool, les drogues légales ou pas. Supporter un autre humain à une table, en face de moi, supporter sa conversation, les mouvements de son visage dans la parole, ce qui se dégage de son être est un effort qui me coûte infiniment. Ce qui est pire que tout c’est le travail, les relations à la famille, ce qui est utilitaire, imposé par une réglementation qui est extérieure à l’affection que je puis porter.
Apprendre à lire et écrire, c’est venu très tôt, très vite. Apprendre à parler, ça a pris un temps infini. Et jusqu’à 14 ans, je n’ai presque rien dit.
Je me le rappelle très bien. Mes parents m’avaient envoyée dans un internat de jeunes filles espérant que la cohabitation quotidienne avec des tiers me rende moins « sauvage », comme ils le disaient. Deux fois par an, l’école, jumelée avec un internat de garçons, organisait des fêtes. C’était dans les toilettes du gymnase, il s’appelait Nicolas. Son ultime but, comme pour tous les adolescents dans ces soirées-là, était de trouver une fille avec qui sortir. Fourrer sa langue dans quelque bouche que ce soit et tripoter des nichons. Le cloisonnement par sexe nous rendait sans doute bien plus avides que les autres. Peut-être plus précoces aussi.
Une fois les pelotages de mise passés, nous avons fumé un joint. Quelque chose s’est immédiatement levé et tout était plus léger, plus amusant, moins douloureux. Depuis, c’est cette sensation que je cherche à retrouver ; une distance immédiate et apaisante qui me permette de supporter le rapport au monde. Le monde, l’autre et évidemment, moi-même. Parce que ce n’est pas tant le monde qui pose problème, mais bien mon extrême sensibilité, cette manière de ressentir toute chose avec une telle force, une telle violence que cela me dépasse et me terrasse.
Rares, très rares sont ceux qui partagent ma vie, que je laisse entrer dans ce cercle très réduit où je me terre : les amis importants, les amoureux. Les autres, les copains, les amants, c’est jouer le jeu, sans y croire. Parce qu’on ne peut pas toujours être seul, parce que c’est malsain, parce que je finirais totalement folle enfermée dans mes histoires, mes interrogations, les livres.
Après les drogues, puis l’alcool, l’Internet a aussi libéré quelque chose. Derrière l’écran, je ne vous vois pas, vous ne me voyez pas. Nos relations sont de mots. Immédiatement, nous partageons la chose qui fonde toute mon existence : le langage. Ça me plaît comme ça. Je suis libre d’être totalement ivre ou défoncée devant mon écran sans que je n’endure quelque jugement ou quelque incompréhension que ce soit. Mon orgueil est presque sauf, je semble presque normale.
Ces dernières années, j’ai rencontré beaucoup de gens par l’Internet, des amants surtout. C’était facile et possible, parce qu’avant cela, nous nous écrivions beaucoup et ce partage-là faisait une manière de sas, de mise en confiance avant la violence de la confrontation physique. Mais je cloisonnais encore, ces gens de l’Internet, pour la plupart, ne rencontraient jamais le reste de mes amis, ne savaient pas ce que je fais de ma vie, comment je la gagne, comme j’ai œuvré pour tout mettre à distance.
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